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Le refus de traduire

 

L'actualité de ces dernières semaines me pousse à réfléchir plus profondément aux thématiques de l’égalité, de l’inclusion et de la lutte contre les discriminations. En plus de penser à tout cela en tant que citoyenne française et américaine, j’y pense aussi en tant que traductrice freelance. Je participe en effet à la vie économique française et j'utilise des plateformes accessibles à tous pour faire passer des messages, comme la page Facebook de mon entreprise ou le blog de mon site Internet. Lorsqu'il s'agit de mon activité professionnelle, ces messages sont souvent considérés comme "neutres" car ils couvrent des domaines consensuels en lien direct avec mon activité.

 

Mais la notion de neutralité est en soi problématique. En effet, rien que par le fait que les humains s’organisent en sociétés, le politique – au sens premier – s'invite dans toutes nos actions. Et la neutralité d'une entreprise semble d'autant plus fallacieuse que celle-ci dépend et profite des systèmes en place pour faire du chiffre. Or, force est de constater que Anne Losq Traduction est une entreprise, aussi petite soit-elle.

 

Le travail de traduction s’avère, de surcroît, loin d'être neutre. Car passer d'une langue à une autre n'est pas une simple translation, n'en déplaise aux logiciels. Il faut en effet passer d'une syntaxe bien particulière à un autre système complètement différent et choisir des mots qui ne sont jamais parfaits, ou faire des paraphrases, pour capter toute une pensée, toute une culture. Il est, de plus, impératif de respecter le message de l'auteur.e tout en sachant que la traduction va l'amplifier puisque le texte sera lu par un plus large public.

 

Donc, si le texte d'origine présente des caractéristiques racistes, sexistes, homophobes, xénophobes… quelle est ma part de responsabilité en tant que traductrice?

Le Code de déontologie général des adhérents de la Société Française des Traducteurs* est très clair là-dessus, dès les premières lignes:

 

"Le traducteur s’engage à ne pas accepter de mission qui l’obligerait à porter atteinte à sa dignité ou à celle de la profession."

Puis:

"Le traducteur s’engage à travailler dans les règles de l’art en restituant fidèlement le message du document qui lui est confié."

 

Puisque la réalité du métier est parfois plus trouble qu'une énumération de règles, cela m'est arrivé (rarement, heureusement) d'être confrontée à des textes qui, bien que semblant acceptables de prime abord, présentaient en fait des idées hasardeuses ou des formules très maladroites que je ne souhaitais pas cautionner. Le devis ayant été validé, je me sentais tout de même contrainte de traduire le texte par peur de manquer de professionnalisme. J'ai donc fait état de mes scrupules à l’auteur.e après avoir livré la version anglaise. En y repensant, c'était trop peu: car l'auteur.e pouvait très facilement balayer ma remarque d'un revers de main tout en utilisant ma traduction. Je participais alors, par mon travail, à la diffusion de contenu que je jugeais offensant.

 

Si un passage dans un texte paraît problématique et que je ne l’ai pas remarqué avant d’accepter le travail, la traductrice que je suis doit engager le dialogue avec l'auteur.e avant de traduire, même si cela veut dire que le délai de livraison ne sera pas respecté. Car il ne faut pas oublier que, de nos jours, les traducteurs deviennent malgré eux des éditeurs et correcteurs officieux de textes qui peuvent être publiés très vite, sans relectures ultérieures. Cela veut donc dire qu’un texte que je traduis peut tout à fait être publié sur Internet ou en auto-publication et que le processus de contrôle de qualité est réduit à peau de chagrin. Mais le texte, lui, n’en est pas moins accessible une fois publié et sera peut-être lu par un très large public. D’où l’importance fondamentale de ne pas laisser sous silence des idées qui me gênent ou des phrases qui pourraient s’avérer blessantes pour une catégorie de la population. Il est toujours possible de proposer à l’auteur.e qu’il/elle se relise, quitte à retravailler certains passages ensemble.

 

Si, au terme de la discussion avec l’auteur.e, une issue qui convient aux deux partis n'est pas trouvée, je pense vraiment qu’il est important de refuser de traduire le texte ou le passage en question. Bien sûr, la personne qui écrit le texte d’origine a elle aussi le droit de s’exprimer comme elle le souhaite, dans les limites de la loi. Mais quand je traduis son texte, je deviens l’auteure de ma traduction**, ce qui veut dire que je me porte garante du message d’origine. Or, je peux décider que ce n’est pas dans mon intérêt ni dans l’intérêt général de traduire ce texte.

 

La traductrice est une primo-lectrice de l'œuvre qu'elle traduit. Et dans le contexte actuel où le travail d'édition, de correction et de vérification est souvent réduit au strict minimum, les traducteurs ont un rôle important à jouer. Car nous ne sommes pas neutres et nous partageons la responsabilité des traductions que nous diffusons.

 

 

*Source : https://www.sft.fr/code-de-deontologie-des-traducteurs-et-interpretes.html

** En terme de législation, seul le traducteur littéraire est l’auteur de sa traduction, mais, dans ma pratique de la traduction, j’étends ce principe pour des textes plus techniques.

Source : https://www.sgdl.org/sgdl-accueil/presse/presse-acte-des-forums/la-traduction-litteraire/1518-table-ronde-le-traducteur-est-un-auteur

http://www.lecthot.com/le-traducteur-litteraire-auteur-lui-aussi

 

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Je suis membre titulaire de la Société française des traducteurs